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Le manuscrit de « l’enfer »
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Juin 2000

Lettre d’Antoine Desclaibes à Philippe Poussin.

Paris, le 7 juin 2000.

« Cher Philippe,

Ça y est ! Je l’ai trouvé ! Tu n’imagines pas à quel point je suis heureux de la découverte que je viens de faire. C’est une merveille. Mes recherches ont guidé mes pas jusque dans un endroit que tu n’imagines pas. Jusqu’en enfer, oui, je peux le dire ! Mais laisse-moi te raconter tout cela. Mon Dieu, j’ai soixante-dix ans et j’ai l’impression de revenir soudain quarante ans en arrière. Je suis comme une pucelle victorienne au soir de sa noce, si tu m’autorises l’expression.

Voilà : c’est un livre. Ou plutôt : c’est un poème, un long poème courtois, de près de vingt mille vers alexandrins. Il a été composé par un troubadour au seuil de la mort, en d’autres temps. Le livre a été relié de cuir bien plus tard. Je l’ai sous les yeux : un vrai bijou. Il est constitué de trois cents rouleaux de parchemin, numérotés à la main. L’écriture est identique du début jusqu’à la fin. Les lettres initiales de chacune des laisses sont peintes tantôt en rouge, avec une ornementation de filets violets ; tantôt en bleu, avec des filets rouges. Un point, suivi d’un trait ondulé, marque la césure de chaque rime. À l’intérieur des chants, des alinéas sont signalés par la lettre µ représentée dans la marge. À différents moments du manuscrit, le poète a réservé des espaces aux illustrations. La plupart sont à peine esquissées. Elles couvrent en général une page entière et se présentent sous la forme de dessins à l’encre noire. Des légendes en occitan, d’une calligraphie très fine, indiquent, dans les marges inférieures, ce qu’un autre artiste aurait dû figurer. Oui : c’est l’un des plus beaux manuscrits qu’il m’ait été donné de voir.

Le récit qui s’y trouve consigné n’a rien à envier aux épopées homériques. La personnalité de son auteur s’y dévoile à chaque stance. Ce conte est haut en couleur, riche en péripéties. Il déroule à profusion ses expressions savoureuses et ses anecdotes pittoresques. J’en ai commencé la traduction il y a seulement quelques jours, mais je m’y abandonne avec délectation. Je trouve profondément séduisante l’idée que ce poème ait pu autrefois être joué et chanté. Il est vrai que le cœur y parle à chaque ligne, à chaque inflexion de cette voix que j’imagine surplombant la fougue de ces aventures. Il émane de ces couplets une sorte de musicalité troublante, parfois écorchée de souvenirs que transperce une douleur inouïe. Une histoire, c’est comme une fleur… C’est ainsi que le troubadour, fidèle témoin de son temps, a commencé sa fresque. Quarante années de guerre. Il suffit de songer une seconde que des êtres de chair et de sang ont pu vivre ces épisodes pour vibrer au rythme de la terrible bataille albigeoise. Et je devine, à la source de ce chef-d’œuvre, un chagrin sans pareil, qui me touche sincèrement, moi qui, aujourd’hui, passe plus de temps à ruminer ma nostalgie qu’à ébaucher de grands projets d’avenir. J’y vois le regard mélancolique d’un homme qui se souvient de sa jeunesse, des événements qu’il a traversés, et qui se retourne derrière lui pour goûter une dernière fois au parfum de ses amours anciennes. Mais dans cette évocation souffle encore l’enthousiasme de la bohème, de jours libres et sans contrainte, traversés ici et là par de sombres tragédies.

Lorsque j’ai commencé à percer le mystère de ce manuscrit, il m’a semblé franchir une à une les étapes d’un rituel obscur. Comme si j’accomplissais moi-même ma période probatoire, ma lente initiation. Je traduis ce poème vers après vers, en élève appliqué, à la lueur des feux nocturnes. Il me faut bien de la persévérance pour comprendre l’inspiration si étrange, et pourtant si authentique, qui a nourri la création de cette œuvre. Sans doute est-ce le prix à payer pour retrouver la vérité de cet enfant de rien, perdu quelque part dans un autre siècle. Ce troubadour m’a envoûté, c’est le mot : par la vertu de cette langue d’oc dont il fait jouer tous les accords, par la finesse de sa calligraphie où l’esthétique se mêle à la spontanéité. Ses mémoires ont, par endroits, des accents d’éternité. Des accents d’avant la France, un langage fleuri et désuet que se partagent l’âpreté du Nord et les soleils du Midi. Dans l’enchevêtrement baroque des souvenirs, il parvient à tisser une toile de Pénélope, métaphore jamais achevée de la destinée humaine, seul aux prises avec la marque profonde de ses espérances, de ses chagrins. Je le ressuscite d’entre les morts. Voici son histoire, échappée des bribes occitanes. Je t’en envoie les premières laisses, que tu trouveras jointes à ce courrier.

Ah, Philippe ! Pardonne-moi, les accents de ma lettre te paraîtront lyriques, surtout pour un vieux briscard comme moi. Que veux-tu ! Avec l’âge, on revient à des émotions simples. Depuis la mort de ma chère Laure, je ne trouve plus de satisfaction que dans mes recherches et dans mes fantaisies intellectuelles. Il m’arrive encore de donner des cours à la Sorbonne, cela me rappelle la chaire que j’occupais il y a quelques années. Mais ces pontes qui pérorent sur tout et rien m’ennuient. Sans doute parce qu’en eux, je me reconnais trop moi-même… Heureusement, comme tu le vois, je trouve les moyens de passer le temps. Et je sais que cette découverte saura rejoindre ta propre passion.

Je t’ai dit que j’avais trouvé ce livre en enfer : rien n’est plus vrai, mon ami. Tu sais que, depuis quelque temps, je suis membre d’un cercle littéraire – un de ces clubs que nous montons pour nous occuper, nous autres les vieux. Nous nous sommes baptisés : les Bibliovores. Ni très fin ni très original, mais au moins, ça nous amuse. Il y a, parmi nous, de vrais bibliophiles, des chasseurs de rareté qui font les bouquinistes d’un bout à l’autre du monde à la recherche de perles rares. Autrefois, on conservait les tablettes dans des étuis de terre cuite ; en Grèce et à Rome, le volumen de papyrus se roulait autour de bâtonnets d’ivoire. Mais depuis la première bibliothèque d’Herculanum, nous avons inventé ces grands sanctuaires de la mémoire, qui peuvent exciter chez les érudits les passions les plus exaltées. Mes amis bibliovores sont de ceux-là : ils se plaisent à s’imaginer les artisans d’une nouvelle Renaissance, cherchent de vieux vélins, traquent les ouvrages de Vespasiano de Bisticci, ce grand libraire florentin. Ils rêvent de Pétrarque, de Cosme et Laurent de Médicis, de dei Niccoli, de Jean Grolier, des bibliothèques de Constantinople, des livres de Maximilien, d’Henri VIII ou d’Edouard VII. Mais leur rêve est communicatif, et moi qui suis depuis toujours un passionné d’histoire, tu ne dois pas être surpris de voir que je me lance à leur suite.

L’un des membres de ce club est, aujourd’hui encore, un archiviste indéboulonnable de la Bibliothèque nationale, un chartiste. Cet homme est un personnage, je t’en parlerai la prochaine fois : jamais, je crois, je n’en ai rencontré de pareil. Il se trouve qu’au fil de nos conversations, je lui ai parlé de toi : j’ai évoqué les travaux que tu avais entrepris, et les fouilles que tu comptais lancer prochainement à Montségur. Il connaît par cœur les travaux de René Nelli, Michel Roquebert, Anne Brenon et leurs disciples, à qui il ne cesse de rendre hommage. Il m’a indiqué que les originaux de la fameuse Chanson de la Croisade de Guillaume de Tudèle et ceux de l’Historia Albigensis de Pierre des Vaux-de-Cernay étaient conservés à la Nationale. Il m’y a invité, et nous avons entrepris de nouvelles recherches, jusque dans les sous-sols des magasins de Richelieu, où j’ai fini par débusquer ce manuscrit. Il portait la cote 2143-B, mais il était répertorié… en enfer.

Je m’explique – mais peut-être le sais-tu déjà ? L’enfer de la Bibliothèque nationale, à l’instar de celle du Vatican, est inaccessible au grand public. C’est là que l’archiviste m’a entraîné, dans ces souterrains dissimulant les œuvres maudites des plus grands auteurs, derrière des grilles de fer qui ne sont pas sans évoquer les cages de Louis XI. Il m’a avoué qu’il s’y était lui-même délecté de lectures inavouables. On y trouve quelques originaux de notre Sade national, mais le Divin Marquis est loin d’être le seul représentant des arcanes de l’enfer. On y rencontre aussi des gens très bien qui, les soirs d’ivresse sans doute, se sont abandonnés à décharger des textes que la morale réprouve. L’archiviste, sensible aux intérêts de leurs héritiers, toujours vigilants quant à la mémoire de leurs chers disparus, garde pour lui le secret de ces noms qui, aujourd’hui encore, peuplent ce maléfique musée des sous-sols. Recueils de lectures pornographiques, feuillets écrits compulsivement sur des coins de table, nouvelles scatologiques, pamphlets insensés, il y a de quoi se précipiter dans de savoureux vertiges…

Nous nous sommes retrouvés dans une salle étonnante. Très haute de plafond, elle étale des colonnes d’œuvres labyrinthiques, rangées dans leurs étuis ; c’est une véritable jungle que guide un secret ordonnancement. La salle est très mal éclairée, par de vagues lustres. Le faîte de ces colonnes se perd dans l’obscurité. Elles sont comme les piliers, les fondations de la Bibliothèque tout entière, autant de poutres de soutènement sur lesquelles paraît reposer l’ensemble de l’édifice, là-haut, vers un dôme artificiel aux arabesques de style Art Nouveau. Une forêt d’escabeaux permet de glisser d’une colonne à l’autre. Je me suis senti soudain tel le premier homme, Adam nu devant l’Arbre du Savoir – un arbre maudit, assurément, dont la totalité des feuilles, de même que dans la métaphore biblique, correspond à autant de lettres de l’alphabet hébreu, elles-mêmes représentant autant de vies et de destinées terrestres. Une vision globale de la Totalité, une Summa Malefica, une sombre épiphanie au sein de laquelle est lové le serpent visqueux de toutes les tentations. Voilà, mon cher Philippe, l’impression que m’a donnée cet endroit. As-tu jamais eu l’occasion d’y mettre le pied, de glisser sur cette moquette çà et là déchirée de parquet, au milieu de ce sombre Panthéon ? Je te souhaite d’y descendre un jour. Les manuscrits les plus précieux sont alignés sous des commodes de verre, pudiquement recouvertes de voiles de tissu, et qui ajoutent à ce sentiment chaotique de l’ensemble. Chacune des colonnes est marquée de chiffres, gravés sur de petites plaques dorées. Cet enfer est un cimetière couronné des plus intrigantes épitaphes. On s’y installe comme dans une crypte, et on y croise les livres comme des tombeaux, stèles d’hérétiques couchées dans la boue, à l’image des réprouvés du Sixième Cercle de Dante. C’est bien ici la Nuit, la nuit des œuvres informes, incongrues. Abysses du subconscient et de toutes les dépravations. Germinations de vies blasphématoires et scandaleuses. Quelles perles noires, quels funestes trésors peuvent être enfermés dans ces milliers de pages, griffonnées par des mains souvent obscures ? Voilà la question que l’on se pose en y entrant. On pourrait passer ici des jours, des nuits, des années entières. Jusqu’à devenir fou, gorgé de haine, de venin, de foutre, de défalcations tous azimuts ! Tout cela est surréel. Et pourtant, devine ! Eh bien, c’est de là que je t’écris en ce moment même ; l’archiviste rôde comme une ombre autour de moi. Nous nous amusons de temps en temps avec des Précis de Malséance, ornés de gravures d’une précision anatomique que tu n’imagines pas, ou des Traités de l’Urinoir du XVIIIe siècle, avant d’être rappelés à la réalité de notre mission. Nous sommes comme deux gamins qui joueraient à cache-cache dans une sombre nécropole.

C’est donc ici que j’ai trouvé ce poème. Il détonne dans cet “enfer”. Je me demande ce qu’il y fait, pourquoi il s’est trouvé reclus ici. C’est un miracle que j’aie pu retrouver ces rouleaux de parchemins, au milieu de toutes ces sorcelleries. Et dire que j’ignore tout de ce grand brasier de textes qui m’entoure ! Je pense à toi, vieille branche, qui t’apprêtes à jouer les archéologues au pays du foie gras et de la bonne chère, sur les traces des prédicateurs occitans. Peut-être mes recherches te seront-elles utiles à quelque chose, qui sait ? Depuis que j’ai suivi tes traces pour me plonger dans cette épopée cathare, tout ce qui touche à leur histoire exerce sur moi une trouble fascination. À mesure que je décrypte mes parchemins, j’ai le sentiment d’avancer vers… je ne sais quelle vérité. Oui, c’est un sentiment indéfinissable et pourtant il est bien là, logé au creux de mon estomac.

Allons, mon ami ! Je t’abandonne. Donne-moi de tes nouvelles quand tu le pourras. Et en attendant, écoute l’histoire de mon troubadour. Je t’en ai fait moi-même un récit un peu romancé, à partir des laisses foisonnantes de ce poème. Permets-moi d’incarner, à moi seul, le chœur furieux de ces voix de jadis ! Crois bien que ma fidélité au récit du troubadour sera des plus scrupuleuses. Cela commence comme une histoire d’amour courtois, une histoire… Mais je te laisse la découvrir. Sois prêt, prêt à plonger huit siècles en arrière !

Bien amicalement à toi,

Antoine. »